Publié le 15 mai 2022
Dans le cadre d’une séquence sur les philosophes des Lumières, nos élèves de rhéto ont réalisé des podcasts que vous pourrez découvrir chaque semaine sur notre site. Le premier s’intéresse au célèbre roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau : « Julie ou la Nouvelle Héloïse »Il vous est présenté par Lise, Romain et Tristan. Bonne écoute !

Lettre LXII de Claire à Julie

Hier, après le concert, ta mère en s’en retournant ayant accepté le bras de ton ami et toi celui de M. d’Orbe, nos deux pères restèrent avec milord à parler de politique ; sujet dont je suis si excédée que l’ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure après j’entendis nommer ton ami plusieurs fois avec assez de véhémence : je connus que la conversation avait changé d’objet, et je prêtai l’oreille. Je jugeai par la suite du discours qu’Edouard avait osé proposer ton mariage avec ton ami, qu’il appelait hautement le sien, et auquel il offrait de faire en cette qualité un établissement convenable. Ton père avait rejeté avec mépris cette proposition, et c’était là-dessus que les propos commençaient à s’échauffer.

« Sachez, lui disait milord, malgré vos préjugés, qu’il est de tous les hommes le plus digne d’elle et peut-être le plus propre à la rendre heureuse. Tous les dons qui ne dépendent pas des hommes, il les a reçus de la nature, et il y a ajouté tous les talents qui ont dépendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit ; il a de l’éducation, du sens, des mœurs, du courage ; il a l’esprit orné, l’âme saine ; que lui manque-t-il donc pour mériter votre aveu ? La fortune ? Il l’aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche particulier du pays de Vaud, j’en donnerai s’il le faut jusqu’à la moitié. La noblesse ? Vaine prérogative dans un pays où elle est plus nuisible qu’utile. Mais il l’a encore, n’en doutez pas, non point écrite d’encre en de vieux parchemins, mais gravée au fond de son cœur en caractères ineffaçables. En un mot, si vous préférez la raison au préjugé, et si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c’est à lui que vous la donnerez. »

Là-dessus ton père s’emporta vivement. Il traita la proposition d’absurde et de ridicule ! « Quoi ! milord, dit-il, un homme d’honneur comme vous peut-il seulement penser que le dernier rejeton d’une famille illustre aille éteindre ou dégrader son nom dans celui d’un quidam sans asile et réduit à vivre d’aumônes ?… ─ Arrêtez, interrompit Edouard ; vous parlez de mon ami, songez que je prends pour moi tous les outrages qui lui sont faits en ma présence, et que les noms injurieux à un homme d’honneur le sont encore plus à celui qui les prononce. De tels quidams sont plus respectables que tous les hobereaux de l’Europe, et je vous défie de trouver aucun moyen plus honorable d’aller à la fortune que les hommages de l’estime et les dons de l’amitié. Si le gendre que je vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d’aïeux toujours incertains, il sera le fondement et l’honneur de sa maison comme votre premier ancêtre le fut de la vôtre. […]  Jugeons du passé par le présent, sur deux ou trois citoyens qui s’illustrent par des moyens honnêtes, mille coquins anoblissent tous les jours leur famille ; et que prouvera cette noblesse dont leurs descendants seront si fiers, sinon les vols et l’infamie de leur ancêtre ? On voit, je l’avoue, beaucoup de malhonnêtes gens parmi les roturiers ; mais il y a toujours vingt à parier contre un qu’un gentilhomme descend d’un fripon. […]

Conçois, ma chère, ce que je souffrais de voir cet honnête homme nuire ainsi par une âpreté déplacée aux intérêts de l’ami qu’il voulait servir. En effet ton père, irrité par tant d’invectives piquantes quoique générales, se mit à les repousser par des personnalités. Il dit nettement à milord Edouard que jamais homme de sa condition n’avait tenu les propos qui venaient de lui échapper. « Ne plaidez point inutilement la cause d’autrui, ajouta-t-il d’un ton brusque ; tout grand seigneur que vous êtes, je doute que vous puissiez bien défendre la vôtre sur le sujet en question. Vous demandez ma fille pour votre ami prétendu, sans savoir si vous-même seriez bon pour elle ; et je connais assez la noblesse d’Angleterre pour avoir sur vos discours une médiocre opinion de la vôtre. »

« Pardieu ! dit milord, quoi que vous pensiez de moi, je serais bien fâché de n’avoir d’autre preuve de mon mérite que celui d’un homme mort depuis cinq cents ans. Si vous connaissez la noblesse d’Angleterre, vous savez qu’elle est la plus éclairée, la mieux instruite, la plus sage et la plus brave d’Europe. […]

Je ne suis point le dernier en rang dans cet ordre illustre, et crois, malgré vos prétentions, vous valoir à tous égards. J’ai une sœur à marier ; elle est noble, jeune, aimable, riche, […]  quel honneur je me ferais d’accepter avec rien, pour mon beau-frère, celui que je vous propose pour gendre avec la moitié de mon bien ! »

Je connus à la réplique de ton père que cette conversation ne faisait que l’aigrir ; et, quoique pénétrée d’admiration pour la générosité de milord Edouard, je sentis qu’un homme aussi peu liant que lui n’était propre qu’à ruiner à jamais la négociation qu’il avait entreprise. Je me hâtai donc de rentrer avant que les choses allassent plus loin. Mon retour fit rompre cet entretien, et l’on se sépara le moment d’après assez froidement.

 

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